"Breeders"
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Les configurations de
type "canon" que nous venons de voir ont le défaut de se "diluer" dans le plan : leur
"densité limite" est nulle. Leur population augmente, en
moyenne, linéairement avec le temps ("en t"). Au fil des générations, l'espace relatif qu'elles occupent est de plus en plus réduit. Peut-on y remédier ?
Recouvreurs de plan (breeders, space-fillers)
On nomme breeders ou "recouvreurs de plan" (space-fillers) des configurations qui non seulement croissent
indéfiniment, mais aussi ont une densité limite non
nulle. Elles tendent à occuper une proportion non négligeable de l'espace.
L'idée initiale pour les construire fut de fabriquer une sorte de
super-puffer qui se déplacerait en émettant... des canons. Le nombre de
ces canons augmentant linéairement dans le temps, et chacun d'eux
émettant un train de glisseurs au même rythme, la croissance globale de
la population serait quadratique ("en t2") -- bien le but poursuivi.
Dès 1970, ce schéma a été réalisé [1] grâce à une
configuration de 4060 cellules. La partie principale se déplace en
créant (à vitesse linéaire) des lance-glisseurs. Le taux de croissance
est ainsi quadratique.

génération 2000 montrant le train de canons lance-glisseurs
Toutefois, ce système a été notablement allégé en 1993 avec l'invention du recouvreur de plan (space-filler).
La population de départ comporte 206 cellules [2]. La construction, très ingénieuse,
comporte 4 "têtes" qui avancent (à c/2) dans 4 directions orthogonales.
Elles laissent derrière elles un réseau de lignes alternativement
pleines et vides, de densité 1/2.

Mais la configuration à croissance quadratique la plus remarquable a
été découverte en 2006 par N. Gotts. Elle n'est constituée que de 26
cellules au départ. Il est alors pratiquement impossible de
l'observer : en effet, celles-ci sont distantes de plus de 15 000
cases. Le processus quadratique ne s'enclenche qu'après plusieurs
milliers de générations.

Taux de croissance
Il
est facile de voir qu'on ne peut dépasser un taux d'accroissement
quadratique (en t2). En effet, si la population initiale (t = 0) est
contenue dans un carré de côté N0, celle de la génération t sera
incluse dans un carré de côté N0 + 2t, donc son effectif sera majoré
par (N0 + 2t)2 = 4t2 + 4N0t + N02, soit bien O(t2). Ce n'est donc pas
compatible avec une croissance en tα avec α > 2.
Densité limite
Ceci permet de définir rigoureusement la densité limite d'une
population : on étudie la limite du rapport N(t)/(N0t2) si N(t) est la
population après t générations et N0 = N(0) la population initiale.
Pour une population stable (qui ne s'éteint pas), Noam Elkies a
démontré en 1994 que cette limite vaut au maximum 1/2 sur l'espace plan
tout entier. Mais cette valeur peut être
(légèrement) dépassée si l'on se limite à un rectangle m×n : la borne supérieure théorique est alors de (mn + m + n)/(2mn) (M. Moore, 1995).
D'un autre côté, cette borne ne peut pas être atteinte pour tout (n,m). Par exemple, si n = m
= 8, le majorant théorique est 5/8 = 0,625. Mais la plus grande valeur
réalisable en pratique est 9/16 = 0,5625. Les solutions optimales ont
ainsi été recherchées jusqu'à la taille 20×20.

"Dents de scie" (sawtooth)
Il ne faudrait pas croire que lorsqu'une population devient
arbitrairement nombreuse, elle le fait obligatoirement de manière
monotone (en étant croissante). Mathématiquement, la population peut
être non bornée (majorée), mais sans avoir pour limite +∞.
On nomme ces configurations "en dents de scie". La première d'entre
elles a été réalisée en 1991 par D. Hickerson, à partir d'une
population de 983 cellules. En voici succinctement le principe. La
machine principale émet d'abord une lente (vitesse c/3) "tortue", puis un navire
lourd suivi d'un train de navires légers. Ceux-ci avancent plus vite
(vitesse c/2) que la tortue, qu'ils rattrapent...

les navires sur le point de rattraper la tortue
... La collision du navire lourd et de la
tortue produit un "pain" (loaf)
-- une configuration immobile. Celui-ci est percuté par les navires
légers qui suivent, ce qui a pour effet... de la faire reculer [3] vers la
machine principale. Quand elle a rejoint cette dernière, l'effectif est
alors minimal (1212). À ce moment-là, un autre train mené par un navire
lourd prend le départ, recommençant le cycle. Mais quand il rattrapera
la tortue, celle-ci se sera éloignée, ce qui fait que le train total
sera plus long. L'effectif atteindra ainsi un nouveau maximum absolu [4]. Le tracé de la population en fonction du temps justifie le nom :

La plus petite configuration sawtooth actuellement connue compte 262 cellules (D. Bell 2005).
Notons que ces configurations ne recouvrent pas le plan. Leur densité
limite est 0. Nous les présentons comme introduction à ce qui suit.

Croissances exotiques
À côté des taux d'accroissement classiques évoqués précédemment : en t
(canons, puffers) et en t2 (breeders, space-fillers), on a obtenu toute
une variété de croissances "exotiques" [5] :
- en √t, en t√t et en t1/3 ;
- en ln(t) et (ln(t))2;
- en tln(t) et t(ln(t))2 ;
- en Kt avec K = (3 - √5)/4320, ou en Kt2 avec K = (π-2)/720.
La population de ces dernières configurations "calcule" donc une
approximation des irrationnels √5 et π [6].
Ces résultats ne constituent pas une surprise quand
on connaît les résultats suivants.

Notes
[1] Devinez par qui ? ...
[2] un nombre abaissé à 200
puis 187 par Tim Coe en 1995 avec la configuration suivante...

... qui fonctionne sensiblement sur le même principe
[3] une bien étrange physique -- en fait, le résidu de la collision est un "pain" légèrement décalé vers l'arrière.
[4] population (21t+1+13159)/10 à la génération 18(21t) + 222
[5] qui se conforment toutes, bien sûr, à la contrainte du O(t2)
[6] π est bien sûr transcendant. Dans son cas, la formule utilisée est la relation de Leibniz π/4 = ∑n=1∞(-1)n/(2n+1) -- une série dont la lenteur désespérante de la convergence est quelque peu compensée par la vitesse des simulateurs du Jeu de la vie. Voici sa configuration initiale, qui comporte 3552 cellules :


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